Jean-Baptiste BOGE dans l'insurrection de juin 1848 1/9

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Après la prise de contrôle de Paris par le peuple révolté, Louis-Philippe abdique le 24 février 1848, en faveur de son petit-fils, Philippe d’Orléans.

Mais la Chambre des Députés décide de confier le pouvoir à un gouvernement provisoire. Jacques Dupont de l'Eure en est le Président.

La 2ème République est proclamée.

Le Général Eugène Cavaignac devient Président du Pouvoir Exécutif et Président du Conseil.

Le 26 février est crée la "Commission du Gouvernement pour les Travailleurs". Louis Blanc la préside. Sur son idée, sont alors instaurés, par décret, des Ateliers Nationaux destinés à fournir du travail au nombre croissant de chômeurs.

Le nombre d'ouvriers inscrits passe de 6000 en mars à 117000 en avril. Ils sont employés sur des chantiers de travaux publics ( pavage des rues, terrassement, prolongement des lignes de chemin de fer....), dont le nombre est insuffisant pour la quantité de travailleurs. Ces ateliers coûtent cher : les finances sont déplorables et les banqueroutes sont nombreuses. Ils font peur car les ouvriers s'organisent.

Le 20 juin, l'Assemblée vote alors la fermeture des Ateliers Nationaux. On demande aux plus jeunes de contracter des engagements militaires et à certains, plus âgés, de retourner dans le département qui leur sera signifié pour y faire des travaux de terrassement.

L'agitation s'installe : attroupements, répression violente.

Le 23 juin, vers 9h du matin, un rassemblement d'ouvriers se forme à la Bastille. Il se dirige vers la Porte Saint-Martin et la Porte Saint-Denis.

A 10h, des barricades s'y dressent.

A midi, la garde nationale débouche rue de Cléry et tire.

A 1h de l'après-midi, arrive un bataillon d'infanterie légère bientôt suivi d'un bataillon de la garde mobile.

Les barricades se multiplient, il y en aura 1500 dans l'Est parisien.

L'état de siège est proclamé. L'Assemblée Nationale reçoit la démission collective des membres de la Commission Exécutive et délègue tous les pouvoirs exécutifs au Général Cavaignac.

L'insurrection s'étend sur la rive droite depuis le faubourg Poissonnière jusqu'à la Seine et sur la rive gauche, elle occupe les faubourgs Saint-Marcel, Saint-Victor et Saint-Jacques. Le Général Cavaignac appelle en renfort l'armée, la garde nationale, la garde municipale, la garde mobile, les lanciers et l'artillerie. Plusieurs batteries se déploient dans la capitale. La bataille s'engage.

George Sand déclare en apprenant les horreurs commises par les soldats :

"J'ai honte aujourd'hui d'être française, je ne crois plus aujourd'hui en une République qui commence par tuer ses prolétaires."

Le canon retentit toute la nuit. Blessés et morts sont assez nombreux des deux côtés.

"...d'heure en heure, arrivent sans cesse des régiments de ligne, d'artillerie, de cavalerie, des légions de garde nationale voisins..."

La répression est sanglante.

Le 26, dans l'après-midi, les derniers insurgés se rendent.

Bilan : 3000 à 5000 morts parmi les insurgés, 25000 prisonniers dont 1500 seront fusillés, 11000 emprisonnés ou transportés*.

* le terme "déportation" est réservé aux prisonniers politiques. La "transportation" n'est pas une peine du Code Pénal, c'est le terme réservé aux personnes condamnées aux travaux forcés dans une colonie pénitentiaire. Les Transportés de l'Insurrection de 1848 n'ont pas été jugés.

C’est alors que j'ai découvert sur le lien "les inculpés de l'insurrection de 1848", le nom de Jean-Baptiste Bogé.

Bogé est le nom de ma grand-mère maternelle .

Sont mentionnés son âge, 37 ans et son lieu de naissance, Rozoy sur Serre (Aisne). C'est le village de ma famille Bogé.

Je retrouve donc facilement Jean-Baptiste Bogé dans l'état-civil ( il est né le 21 juin 1810) et le situais dans l'arbre généalogique comme l'oncle de mon arrière-grand-père Eugène Bogé .

En 1848, Jean-Baptiste a donc 37 ans, il est garçon boucher et habite La Chapelle (Seine), 19 rue d'Alger.

Le village de la Chapelle, d'environ 10 000 habitants en 1845 est séparé de Montmartre par la rue des Poissonniers.

Lieu de passage vers les Provinces du Nord, un oratoire dédié à Sainte Geneviève y fut élevé, remplacé plus tard par une chapelle.

C'est aussi le passage des Rois de France après leur sacre et dans l'autre sens pour leur inhumation dans la nécropole de la basilique de Saint Denis.

La Chapelle hébergea également Jeanne d'Arc et ses troupes.

Aujourd'hui, cette commune n'existe plus. Une partie de son territoire fut annexé à Paris en 1860, le reste étant réparti entre St Ouen, St Denis et Aubervilliers.

Sur une carte postale datant de 1900 on voit une boucherie à l'angle du n° 21 de la rue d'Alger.

Sur le lien qui m'a interpelé, seulement quelques dates :

Jean-Baptiste Bogé 37 ans, né à Rozoy sur Serre (Aisne)

domicilié à La Chapelle (Seine) 19 rue d'Alger.

garçon boucher

arrêté le 4 juillet 1848

Commission 6

décision : transportation le 3 septembre 1848

date de départ pour Le Havre nuit du 28 septembre 1848

Ponton de la Sémillante (Lorient)

détenu à Belle-Ile, arrivé le 28 avril 1849

gracié le 3 décembre 1849

dossier personnel n° 11817 service historique de la Défense - Château de Vincennes.

A partir de ces quelques renseignements il me fallait retracer toute l'histoire...

Par où commencer ?

Un coup d'œil sur le site des archives de la Défense m'informe que le délai de communication d'un document est de 3 semaines.

En salle des catalogues, j’en repère quelques uns :

- insurrection de 1850 (2 classeurs)

- inculpés de la Commune 1871 (2 classeurs)

- Tribunal militaire

N'étant pas (encore) concernés par les premiers je prends le dernier et y trouve : "Insurrection de 1848" suivi d'une liste de côtes.

« Le document est disponible, il sera à votre disposition le 15 juin. » Nous sommes le 16 mai !

En attendant ce jour, je décide de découvrir ce qu'est devenue la rue d'Alger de l'ancien village de La Chapelle.

Dans le XVIIIe arrondissement de Paris il n'y a plus de rue d'Alger. Je tente de localiser les archives de l'ancien village de La Chapelle. Elle ne sont pas à la Mairie de l'arrondissement. On me conseille d'aller voir aux Archives de la ville de Paris, Porte des Lilas.

J’interroge la charmante hôtesse de la salle de lecture qui trouve rapidement la réponse dans un gros volume : la rue d'Alger s'appelle maintenant rue Affre depuis 1864. Elle se trouve dans le quartier de la Goutte d'Or, XVIIIe arrondissement et me l'indique sur un plan.

Donc, 5 minutes plus tard, je reprends le métro, direction la Goutte d'Or, station La Chapelle.

La Goutte d'Or, quartier populaire, fut nommé ainsi en référence au vin blanc très prisé d'Henry IV. N'oublions pas qu'il y avait des vignes à Montmartre.

La rue Affre a conservé quelques immeubles anciens mais beaucoup ont été démolis.

Le n° 19 est un bâtiment assez récent par contre le n° 21 parait d'époque et la boucherie qui était à l'angle, découverte sur une carte postale est maintenant remplacée par un restaurant sénégalais dans lequel je me rends.

Dans une petite salle, deux tables et des bancs où une dizaine d'Africains déjeunent dans un brouhaha intense au milieu d'effluves épicées très agréables ma foi.

La patronne ne sait rien de l'histoire du bâtiment, elle n'est là que depuis un an.

Je me promène dans les environs, je prends quelques photos de ce petit morceau d'Afrique très parfumé à l'heure du déjeuner.

Le quartier est en complète rénovation.

Sur la carte postale que j'ai trouvée et qui date de 1900, la boucherie est à l'angle de la rue Myrrha et de la rue Affre, anciennes rues de Constantine et d'Alger.

Rentrée à la maison, je recherche sur Internet l'origine de ces noms. Myrrha était le nom de la fille du député de Montmartre.

Quant à Affre, comble de coïncidence : Denys Auguste Affre, archevêque de Paris, fut mortellement blessé sur les barricades du Faubourg Saint-Antoine, le 26 juin 1848. Il était allé prêcher des paroles de conciliation. Il mourut le 27 en prononçant ces mots :"Puisse mon sang être le dernier versé !"

Il me faut attendre maintenant le 15 juin pour retourner au Service Historique de la Défense.

Lundi 15 juin

J'entre dans la salle de lecture et me présente au guichet de retrait. Cinq minutes plus tard, le document m'est remis.

C'est un gros carton d'archive numéroté 6J166. Je m'installe table 19 et ouvre le carton assez poussiéreux.

Il est rempli de dossiers bleus nominatifs et numérotés. Je cherche le 11817. C'est le bon : Jean Baptiste Bogé.

Là se trouve quelques feuillets manuscrits : interrogatoire de l'inculpé, rapport de police, déposition des témoins, minute de la décision, mandat d'amener, procès d'arrestation et perquisition au domicile, jugement.

C'est assez émouvant de lire tout çà.

Sur la première feuille, il est écrit que JB Bogé a pris une part active à l'insurrection et qu'il a reçu une balle à la cuisse droite en combattant sur les barricades ; est joint un bulletin de l'Hôtel-Dieu où il a été transporté.

Puis son interrogatoire : il déclare qu'il habite 19 rue d'Alger, qu'il y est garçon boucher depuis 9 mois chez la citoyenne Leroy, rue de Constantine et qu'il a été blessé le 23 juin.

"Je suis allé avec la compagnie dont je faisais partie à la barrière Poissonnière, en y arrivant, je suis entré dans un cabaret avec plusieurs camarades et j'ai perdu de vue la compagnie. Je suis retourné chez moi vers 7 heures du soir, je suis retourné à la barrière de la Porte Saint-Denis pensant y trouver ma compagnie, ne la voyant pas je suis entré dans Paris. On a tiré sur moi, j'ai été blessé à la cuisse droite."

Il atteste qu'il ne fait partie d'aucun club (syndicat).

Viennent ensuite les témoignages.

Témoignage de Luyne Joseph, 60 ans, propriétaire, 8 rue de Constantine :

" j'ai entendu dire que Jean Baptiste Bogé a été blessé en combattant sur la barrière Poissonnière, et par des voisins, que Jean Baptiste Bogé aurait dit furieux dans sa chambre : nous avons perdu la première manche mais j'espère que nous gagnerons la seconde."

Témoignage de Marie Finel, femme Trévoux, 49 ans, serrurier, 19 rue d'Alger :

"le samedi vers 3 ou 4 h, il revient de Paris et a dit sur un ton très en colère : nous allions pour fraterniser avec la garde nationale et la civile, ils ont tiré sur nous".

Témoignage de Eugénie Candide Charles, femme Coulaux, 48 ans , concierge, 19 rue d'Alger

"Je connais Bogé depuis environ 9 mois, époque à laquelle il est entré chez M. Leroy, boucher comme garçon étalier. Il aurait dit en rentrant de Paris : nous les tenons, les gardes mobiles voulaient se rendre, mais nous n'en voulons plus, nous en ferons de la chair à saucisses.

Le vendredi, il est sorti vers midi avec son fusil.

J'ai entendu dire qu'il fréquentait les clubs (syndicats). Le samedi il n'avait plus son fusil. Je l'ai vu retourner sur Paris, on a dit qu'il avait laissé son fusil à la barrière, on l'a ramené blessé chez lui le dimanche. j'ai entendu dire que Bogé avait des opinions exaltées, il fréquentait les clubs et était ivrogne".

M. Leroy, maitre boucher chez lequel travaillait l'inculpé dit bien "qu'il se grisait mais qu'il n'a pas été aux barricades et dit l'avoir envoyé le vendredi l'après-midi à la Place Maubert pour savoir s'il pourrait passer pour aller vendre sa viande le samedi au marché et que c'est en revenant qu'il aurait été blessé. Cette déclaration je la crois fausse et les précédentes je les croie vraies

signé Fiot, service de sûreté.

Devant le Tribunal militaire, il redit :

"le vendredi matin 23 juin je suis descendu avec ma compagnie au faubourg poissonnière, ma compagnie ayant été dispersée, j'étais remonté vers La Chapelle ; vers 3 h nous avons entendu une forte fusillade, je suis allé au bout du Faubourg Saint-Denis pour voir ce qui en était, mais quand je descendais le faubourg une autre fusillade a recommencé, j'ai reçu une balle dans la cuisse. On m'a transporté chez moi,(son domicile a été perquisitionné sans qu'on y trouve rien et ensuite il est conduit à l'Hôtel-Dieu pour être soigné).

Le 14 juillet, on est venu m'arrêter dans mon lit, mais je n'ai pas été aux barricades ni avec les insurgés."

Verdict : sera transporté.

Il est aussi mentionné dans un petit coin : veuf, deux enfants

J'aurais voulu en savoir plus sur la transportation et la grâce. Il y a encore des recherches à faire.

Avant de quitter le Service Historique de la Défense, je retourne feuilleter les catalogues.

Dans celui concernant l'insurrection, je relève quelques renseignements à comparer avec ce que j'ai déjà glané à droite et à gauche :

Le 26 juin 1848

4000 insurgés sont décédés

1600 soldats ou gardes sont décédés

1500 insurgés sont raflés et abattus sans jugement

11000 insurgés sont arrêtés et entassés dans des prisons de fortune

.Les chefs de l'insurrection seront déférés devant les conseils de guerre. La peine prononcée à leur encontre sera celle de la déportation commuée en 15 ans de transportation en Guyane.

S'ils ont fait preuve de repentir, la peine sera commuée en internement en Algérie ou en résidence surveillée de haute police en France.

Les autres insurgés seront faits prisonniers et transportés, avec femme et enfants, s'ils le souhaitent, en Algérie.

Sur 10722 prévenus maintenus en arrestation, 6374 seront relâchés et 4348 seront transportés sans jugement en Algérie.

J'ai aussi trouvé la côte des documents recherchés sur la détention et la demande de grâce.

Les insurgés sont répartis dans les différents forts qui entourent Paris ainsi que dans des centres pénitentiaires comme St Lazare pour les femmes , Sainte Pélagie à Versailles, La Roquette , la Conciergerie et la Maison de la Force, rue St Antoine . Sur le procès de Jean-Baptiste il est noté au crayon "Saint-Lazare". Y aurait-il eu quelques hommes ?

Tous ces prisonniers seront emmenés en train, par vagues successives, dans les ports où ils seront soit enfermés dans des prisons, soit emprisonnés sur les pontons de bateaux : au Fort National de l'Ile Pelée, au large de Cherbourg et au Fort du Houmet, dans la citadelle de Port-Louis et sur les pontons de la Didon, de la Guerrière, de l'Uranie et de la Belle Poule à Brest, du Triton à Cherbourg et de la Sémillante à Lorient.

Jean-Baptiste fait partie des 193 prisonniers de la Sémillante, il porte le numéro 151.

Le nom de La Sémillante vous évoque peut-être quelque chose. C'est une grosse frégate de 3 mâts, à voiles, de 54m de long, équipée de 56 canons.

Elle sera lancée le 16 février1841.

En 1854, elle sera affectée à la flotte qui opérait en mer Baltique, pour le transport de troupes.

En janvier 1855, elle rejoint Toulon et le quitte en février à destination de la Crimée. Au large de la Corse la tempête fait rage. Le 15, vers midi, la frégate éclate sur les rochers des îles Lavezzi et coule. Aucun survivant.

Alphonse Daudet a raconté "L'agonie de la Sémillante" dans Les lettres de mon Moulin.

Jean-Baptiste arrive à Belle Ile le 28 avril 1849, il sera remis en liberté le 3 décembre 1849 et non gracié comme on me l'avait indiqué. Je n'ai pas trouvé son nom dans les listes de demandes de grâce.

Il me restait à savoir ce qu'il était devenu après sa libération !

Je ne l'ai pas retrouvé à Rozoy sur Serre ni dans les mariages, ni dans les décès, ni dans les recensements.

Un appel lancé sur Généanet m'a fait communiquer avec Jacqueline qui me signale le décès d'un Jean-Baptiste Dieudonné Bogé à Paris dans le 12ème arrondissement, trouvé dans l'état-civil reconstitué.

(les archives ont brûlé avec l'Hôtel de Ville en 1871)

Au archives de la Ville de Paris, Porte des Lilas, je découvre sur le microfilm correspondant, l'acte de décès de Jean-Baptiste Bogé, le 21 octobre 1859 à Paris rue Lacépède (c'est aujourd'hui dans le 5ème arrondissement), né à Rozoy, boucher, âgé de 49 ans, demeurant 38 rue des Amandiers à Charonne veuf de Anne Desnoyers.

Jacqueline me signale aussi un mariage Bogé Jean Baptiste /Denoyelle Anne Victoire le 2 avril 1840 ainsi que le décès d'Anne Victoire Denoyelle le 6 mai 1847.

Vérification sur les microfilms :

Jean-Baptiste, marchand boucher, demeurant rue Saint Denis, épouse Anne Victoire Denoyelle demeurant 42 rue Greneta.

Le 6 mai 1847, Anne Victoire âgée de 27 ans et 10 mois décède à leur domicile 14 rue du Cimetière St Nicolas (actuelle rue Chapon).

Restent deux enfants à trouver ! Dans l'état civil reconstitué je sélectionne 4 enfants nés entre 1842 et 1847 dans différents arrondissements de Paris.

Leur premier enfant Célina Marie Louise naît le 26 avril 1844 et le deuxième, Ernest Jean Anatole, naît le 24 avril 1847.

Que sont-ils devenus après le décès de leur mère ? Certainement confiés à leur grand-mère maternelle.

Célina deviendra passementière et épousera en 1865 Olivier Hautmouche, un marbrier. Ils auront dix enfants.

Quant à Ernest, devenu marchand forain, il aura 5 enfants avec Hermance Mathilde Buhon.

Voilà, les recherches sont terminées. J'ai découvert un épisode de l'Histoire de France que je ne connaissais pas beaucoup.

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